Yakub et la création de la “race” blanche dans le récit de la Nation of Islam
Parmi les grands récits forgés par Fard encore conservé aujourd’hui par la NOI de Farrakhan figure le mythe de Yakub. Ce dernier fait sa première apparition avérée dans les Lost-Found Muslim Lessons, tenant lieu de rationalisation des difficultés et des malheurs rencontrés par les Noirs américains tout au long de leur histoire. Ce texte s’inscrit étroitement dans la vision du monde proposée par Fard. Ainsi, le fondateur nie dans ses pages l’existence du Dieu transcendant des monothéisme abrahamiques, considérant que « There is not a mystery God »1. La croyance en Dieu y est explicitement rejetée à partir d’arguments se voulant rationnels : elle est dépeinte comme un vecteur de passivité et un renoncement à toute action qui contribuerait à améliorer la condition des Noirs américains. Ce faisant, Fard vise à mots couverts le christianisme. Après avoir établi ce vide théologique, il affirme que la seule divinité véritable est l’humanité noire, représentant l’être humain originel et pouvant tout accomplir dès lors que ses représentants auraient conscience de leur potentiel infini. Cette remarque ne vaut pas seulement dans le domaine de la vie de la cité : les Noirs pourraient véritablement devenir omnipotents sur le plan matériel en connaissant les règles qui régissent l’univers, leur permettant de s’affirmer comme « the Maker ; the Owner ; the cream of the planet Earth – (father of Civilization), God of the Universe ». La doctrine de Fard s’apparente donc à un message religieux qui exprime une critique de la religion instituée. Il disqualifie en quelques lignes la notion de foi et valorise le recours à la science, en présentant cette dernière comme l’outil privilégié de la puissance des Noirs2. Or, il importe à Fard de lever une contradiction : comment alors expliquer les humiliations quotidiennes que rencontrent ses disciples dans le Detroit des années 1930, qui font suite à ce qu’ils avaient déjà connu dans le Sud qu’ils ont fui ? Pour répondre à cette question, Fard quitte le cadre de l’Amérique contemporaine, remontant plusieurs milliers d’années dans le passé et retraçant la généalogie supposée des Blancs en leur prêtant un caractère diabolique. Selon lui, si les Noirs sont dotés d’un potentiel de divinité, les Blancs représentent l’incarnation du diable de manière atavique. Les Écritures abrahamiques s’apparentent donc à des textes codés dont le véritable sens ne pouvait être révélé qu’à la fin des temps et seulement par ses soins. Ainsi, Fard se présente comme le seul connaisseur des véritables ressorts de l’histoire, qu’il dévoile à ses disciples pour les aider à cerner avec suffisamment d’acuité la véritable nature de l’Amérique3.
Selon Fard, l’humanité originelle est universellement noire ; les ancêtres des Européens auraient été artificiellement conçus il y a 6000 ans par un scientifique noir nommé Yakub. Ce personnage est présenté comme originaire de la région de La Mecque et appartenant à la tribu de Shabaz. Toute son histoire est parcourue par la récurrence du chiffre six, rappelant le chiffre de la Bête dans le Livre de l’Apocalypse. Animé de mauvaises intentions dès son plus jeune âge, Yakub jure de produire une humanité « dissemblable » (« unlike »), à laquelle il enseignera une science de la tromperie (« Tricknology ») qui subjuguera les Noirs4.

(https://www.personality-database.com/profile/370128/yakub-new-religious-movements-mbti-personality-type).
Ne pouvant mener ce projet parmi ses compatriotes d’Arabie, Yakub part sur une île appelée Pelan, identifiée comme étant l’île de Patmos dans la Mer Égée4. Disposant alors d’une pleine autonomie, le savant a recours à des croisements de population (« grafting ») à partir des membres de la tribu qui l’avaient suivi. Yakub est décrit dans les Muslim Lessons comme l’instaurateur d’un règlement strict : il impose des pratiques cruelles qui sont désignées dans les Muslim Lessons sous l’appellation de « birth control »6 :
« Next, Yacub gave his people the Law On Birth Control. (…) That was to destroy the alike and save the unlike, which means kill the (Black babies) and save the brown babies. This law was given to the doctors, the ministers, the nurses and cremator (…) And this was his law: that anyone desiring to marry must, first, be qualified by the doctor and, in turn, he qualified or the minister would marry only the ones that were unlike7. »
Poursuivi pendant plusieurs siècles, cet effort s’apparente à une forme d’eugénisme : les infirmières de Pelan tuent systématiquement les enfants à la peau sombre (« black babies ») en plantant discrètement des aiguilles dans leur tête, tout en prétendant auprès de leurs mères que l’enfant est mort-né. A l’inverse, les bébés au teint clair (« brown ») sont choyés et valorisés par les collaborateurs de Yakub. Le personnel médical de l’île a pour consigne de garder le secret sur ces méthodes meurtrières, ne pouvant en parler sous peine de mort. Leur action favorise un éclaircissement du teint des habitants de la colonie au bout de six cents ans, jusqu’à leur donner la peau blanche, des cheveux blonds et des yeux bleus8.
Loin de s’arrêter à des caractéristiques physiques, ces changements affectent profondément le fonctionnement biologique des Blancs. Ils sont ainsi décrits par Fard comme plus faibles physiquement et dotés de capacités intellectuelles moindres, leur masse cérébrale ne pouvant dépasser un poids de six onces, tandis que le cerveau des Noirs excède selon lui les sept onces. Dans le système métrique, ces mesures correspondraient respectivement à 170g et 198g, restant bien en deçà du poids d’un cerveau humain ordinaire. Si la concurrence symbolique du chiffre 7 et du chiffre 6 est à souligner, remarquons que Fard lie clairement l’intelligence aux mesures de la boîte crânienne. Cet aspect du mythe rappelle fortement les considérations de la craniométrie : connaissant une certaine diffusion au milieu du XIXe siècle, cette pratique entendait expliquer l’intelligence et le comportement des individus par des données liées à la forme de leurs têtes. Ces thèses étaient déjà tombées en désuétude dans les cercles scientifiques à l’époque de Fard. En revanche, le rapport entre la craniométrie et le racisme avait encore une certaine incidence aux États-Unis dans les années 1920 : ce discours s’était déplacé vers des considérations affirmant que l’origine ethnique jouait un rôle prépondérant dans les capacités intellectuelles, délaissant progressivement l’étude de la boîte crânienne. L’attention portée à la physiologie allait néanmoins être revalorisée quelques années plus tard dans le contexte de l’Allemagne hitlérienne, liant d’un même tenant intelligence, mesures de la tête et appartenance raciale9.
Prenant conscience du caractère primitif et de la dangerosité de cette nouvelle population, les Noirs entreprennent d’en enfermer les représentants sur le continent européen où ils vivent une « beast life » pendant plusieurs millénaires, ne sortant guère de leur condition de « savage 10». W.D. Fard relate leur ordinaire en ayant recours à des lieux communs de la culture contemporaine, livrant une description qui peut évoquer celle des « hommes des cavernes » : « He went savage and lived in the caves of Europe 11». Les Blancs sont ensuite libérés de cet espace au début de l’époque moderne, finissant par peupler d’autres territoires et par réduire en esclavage les ancêtres des Afro-Américains12.
Prolongeant cette accusation de primitivité, les discours tardifs d’Elijah Muhammad témoignent d’un renversement de la perspective darwinienne, puisqu’il soutient que les singes sont issus de la dégénérescence physiologique des Blancs. Ainsi, les Blancs s’apparentent pour lui à un chaînon manquant ramenant à l’animalité ; du fait de cette dépréciation, tout projet d’intégration des Noirs aux Etats-Unis devenait inaudible et inconcevable du point de vue des adeptes de la Nation of Islam13. Ce trait héréditaire supposé est fréquemment rappelé par la production iconographique de l’organisation, notamment au travers des dessins de presse du journal Muhammad Speaks – émanation de la Nation of Islam – signés Gerald 2X et Eugene Majied dans les années 1960. Leur travail met en scène une dissemblance profonde entre Blancs et Noirs, voyant par exemple un homme préhistorique se transformer sans discontinuité en policier Blanc armé d’une matraque. Même dans les dessins se voulant plus réalistes, l’apparence des Blancs reste tout à fait remarquable : ils se distinguent par des yeux cernés et des traits cruels, parfois accompagnés d’une queue ressemblant à celle d’un animal ou d’un démon. Le journal Muhammad Speaks faisait paraître ce type de dessins de manière extrêmement fréquente, leur garantissant une place dans presque tous ses numéros des années 1960. A une époque marquée par la lutte pour les droits civiques, la figure archétypale du Blanc était dépeinte comme multipliant les gestes d’hostilité, de tromperie ou de violence envers les Noirs. Au contraire, les Afro-Américains et les autres personnages non-blancs de ces dessins sont présentés comme des victimes innocentes, affrontant la perversité des Blancs avec patience ou stupéfaction14.
Les Noirs Américains occupent justement une place particulière dans la vision millénariste de la Nation of Islam : il s’agit de la population à laquelle Fard a révélé le véritable sens de l’histoire ainsi que son dénouement. Ils tiennent ainsi lieu d’une avant-garde surexposée aux maléfices des Blancs, population martyre à même de prendre conscience de la nature véritable de ses persécuteurs. La rhétorique du mouvement insiste pour présenter les Blancs comme des empoisonneurs, œuvrant à pervertir tout ce que la nature leur a donné : ils affectionnent notamment les mauvais aliments, tels que le porc et la nourriture industrielle. Ce faisceau d’éléments dépeint la figure du Blanc comme une atteinte portée à l’ordre du monde et de la nature, anomalie que la Providence doit se charger de faire disparaître dans un futur qui est toujours décrit comme extrêmement proche15.
L’existence des Blancs pendant six millénaires apparaît négligeable en comparaison des dizaines de millions d’années qui sont prêtées à l’humanité noire16. Loin d’inciter directement à la révolte ou à la violence, la rhétorique de la Nation of Islam évoque l’intervention d’un « Vaisseau-Mère » (Mothership), aéronef mystérieux dont la première mention attestée remonte à l’été 1942, mais qui était peut-être présent dans le discours de l’organisation au début des années 193017. Ainsi, les actes de Yakub furent anticipés plusieurs milliers d’années auparavant : une hiérarchie de scientifiques noirs (« great scientists ») veille en secret sur le devenir des Noirs Américains. Bien que ces personnages ne soient pas toujours explicitement reliés au thème du Mothership, la mention de leur action est disséminée dans les documents doctrinaux de l’organisation. La toute-puissance et l’omniscience prêtées à ces figures s’accompagnent d’une maîtrise technologique quasi-miraculeuse et bien supérieure aux prouesses de l’Occident industrialisé. Il est suggéré que ces scientifiques entretiennent un rapport généalogique avec les Noirs américains : ils paraissent vivre exclusivement dans l’espace, à l’instar des ancêtres les plus lointains des Africains. L’ancienneté de cette humanité extraterrestre se perdrait dans les origines du cosmos18. Aussi le drame historique représenté par la vie en Amérique est-il décrit comme une démonstration de la puissance collective des Noirs : les expériences de Yakub et les méfaits de sa créature ne sont qu’une réussite momentanée et illusoire, précédant l’intervention à venir des scientifiques noirs par le biais du Mothership. Cette vision des événements place les Afro-Américains dans la position d’acteurs d’une histoire secrète dont le déroulement les dépasse19.
Un dénouement heureux est finalement promis aux adeptes sous la forme d’une rénovation de l’ordre du monde. Dans cette perspective, l’Amérique doit d’abord être transformée en un brasier implacable du fait de l’intervention du Mothership. Il est prévu que son territoire se dépeuple brutalement, châtiant par le feu les créatures de Yakub ainsi que les Noirs américains qui auront succombé aux tentations du diable blanc. A l’inverse, les 144 000 fidèles de la Nation of Islam les plus méritants seront préservés du courroux de Fard, chef unique à la tête des scientifiques noirs. Le brasier fera son œuvre pendant mille ans : les rares élus en seront préservés avant de reprendre conscience sur un territoire verdoyant et paradisiaque. Ils retrouveront alors une perpétuelle jeunesse et oublieront jusqu’au souvenir de l’Amérique et des outrages qu’elle leur avait fait subir20. Cette promesse doit concerner le territoire des Etats-Unis, offrant une alternative matérielle à la perspective d’une vie après la mort dont la possibilité est niée par Elijah Muhammad21.

(https://cirsova.wordpress.com/2014/02/21/one-thing-that-people-forget-or-do-not-know-about-the-nation-of-islam/).
La totalité de cette prédiction s’appuie largement sur les trois derniers chapitres de L’Apocalypse de Jean. Elle fut beaucoup développée par Elijah Muhammad entre 1934 et 1975 ; il est également probable que l’idée d’une hiérarchie de scientifiques noirs soit le produit de l’évolution du discours d’Elijah Muhammad dans les années 1950 et 1960, accompagnant une tendance à la divinisation de Fard. Elijah Muhammad défendit cette lecture singulière de l’islam jusqu’à la fin de sa vie, reprenant à son propre compte la dignité de prophète22. A l’inverse de ces modifications, les affirmations concernant le mythe de Yakub ne furent jamais véritablement altérées, constituant une trame narrative intangible.
Quelles sont les conséquences de ce récit sur la vie quotidienne des adeptes ? Relevons d’abord l’implication paradoxale de cette hypostase des tensions raciales en Amérique : la libération des Noirs advient à la façon d’un Deus ex machina, ce qui peut conduire les fidèles à se désengager de la vie politique du fait d’une radicalité exacerbée et d’une lecture religieuse des enjeux contemporains23. Ce positionnement s’explique par la dimension héréditaire de la barbarie prêtée aux Blancs : ces concitoyens côtoyés dans l’espace public ou dans la vie civile sont décrits comme des personnes impossibles à réformer. Leur rachat aurait déjà été entrepris par tous les prophètes dans le passé, toujours au prix de cuisants échecs 24[24]. Le cas de Moïse (« Mossa ») est notamment évoqué par Fard dans les Supreme Lessons : celui-ci essaya de les ramener à la civilisation pendant de longues années sans jamais y parvenir. Cette affirmation lapidaire n’est étayée par aucun argument particulier dans le propos de Fard ; elle fait pourtant possiblement écho à certaines scènes conflictuelles du Pentateuque, à l’image de la lutte contre Pharaon ou de l’épisode du veau d’or. Ainsi, la perversité prêtée aux Blancs américains est dépeinte comme le prolongement de comportements iniques remontant à une lointaine Antiquité25. L’existence même de la Nation of Islam en tant que structure s’apparentent à un signe des temps, tenant lieu de planche de salut au milieu d’un enfer américain dont l’origine se trouve dans les manœuvres perverses de Yakub.
1. Supreme 120 Lessons, The Department of Supreme Wisdom, Lulu.com, 2012, p 16.
3. Mattias Gardell, In the Name of Elijah Muhammad : Louis Farrakhan and the Nation of Islam, Duke University Press, 1996, p 146.
4. Supreme 120 Lessons, p. 19 et 23.
6. Fard détourne ce terme habituellement utilisé en anglais pour désigner la contraception
9. Ibid., p. 22 ; Stephen Jay Gould, La Mal-mesure de l’homme : l’intelligence sous la toise des savants, Ramsay, 1983, p 74-95, p 211-219 ; Heather Pringle, Opération Ahnenerbe, Presses de la Cité, 2007, p 167.
10. Supreme 120 Lessons, p. 7.
13. Elijah Muhammad, Message to the Blackman, Secretarius MEMPS Publications, 2009, p 103-104.
14. Muhammad Speaks, 21 janvier 1966, p 1, 11 ; 18 novembre 1966, p 11, p 21 ; 12 janvier 1968, p 11 ; 9 janvier 1970, p 25, 28.
15. Mattias Gardell, op. cit., p 56 ; Elijah Muhammad, How to eat to live, tome 2, Secretarius MEMPS Publications, 2008, p 87.
16. Michael A. Gomez, op. cit., p 299.
17. FBI, Washington D.C., 14-12, 19 juin 1942 (p. 53). (Afin de faciliter la consultation de ce document, nous nous référerons entre parenthèse à la numérotation en bas de page figurant sur les dossiers accessibles à cette adresse.
18. Elijah Muhammad, The Theology of time: The Secret of Time, Secretarius MEMPS Publications, 2008, p 317-318.
19. Supreme 120 Lessons, p. 24.
20. Michael A. Gomez, op. cit., p. 329.
21. Karl Evanzz, The Messenger : The Rise and Fall of Elijah Muhammad, Vintage, 2001, p. 107.
22. E. D. Beynon, op. cit., p. 906-907.
23. E.U. Essien-Udom, Black Nationalism : The Search for an Identity, University of Chicago Press, 1995, p. 83-84.
24. Supreme 120 Lessons, p. 23.