Kush, peuple élu de Dieu ? Les guerres civiles soudanaises au prisme de l’imaginaire religieux
Alors que le pape François se rend du 3 au 5 février au Soudan du sud, le programme ReLRace le précède, en vous proposant sa lecture de l’ouvrage de Christopher Tounsel Chosen Peoples. Christianity and Political Imagination in South Sudan1, consacré à la façon dont l’imaginaire politique sud-soudanais est marqué par le christianisme. Il s’intéresse en particulier à la façon dont le christianisme façonne l’identité noire des habitants de la région – par opposition à la population arabo-musulmane du Soudan et fait émerger la notion de peuple élu de Dieu dans son combat contre l’oppresseur2.
Pourtant le christianisme ne prend corps dans la région qu’à la fin du XIXe s. Les premiers missionnaires catholiques – des jésuites – s’étaient installés au Sud-Soudan au milieu du XIXe siècle à la suite de la création par Grégoire XVI du vicariat apostolique pour l’Afrique centrale en 1846. Quant aux protestants, ils étaient arrivés en 1866 par l’intermédiaire de la British and Foreign Bible Society fondée en 1904. Leur travail avait cependant été interrompu pendant près de trente ans en raison des guerres mahdistes qui ensanglantèrent le Soudan dans les dernières décennies du siècle3. Lorsque les Britanniques reprennent le contrôle de la région, ils y facilitent la réimplantation des missions afin d’en faire une zone tampon avec ses colonies plus au sud et d’éviter l’expansion de l’islam4. Le travail missionnaire qui y est effectué dans la première moitié du XXe siècle– principalement par les catholiques, la Church Missionnary Society et la United Presbyterian Mission – outre ses dimensions classiques – ethnographier, traduire, séduire – comporte une forte dimension martiale jouant à la fois sur l’imaginaire de la croisade et le combat contre l’esclavagisme musulman, largement exploitée ensuite.
Alors que le Soudan suit une voie de progressive émancipation de la tutelle britannique avec le gouvernement Al Azhari, premier cabinet uniquement composé de Soudanais en 1954, les tensions montent au sud où les élites souvent chrétiennes voient d’un mauvais œil le tournant arabiste et musulman que prend le pays. C’est dans ce contexte que se produit la mutinerie de l’Equatorial Corps à Torit en 1955. Ce dernier composé uniquement de soldats chrétiens – environ 900 – avait été créé par Lord Reginald Wingate dans le cadre du condominium anglo-égyptien sur le Soudan à la fin des années 1910 ; une décision audacieuse dans un contexte où le service des armes était jusqu’alors réservé aux musulmans. La mutinerie se déclenche après un incident impliquant un officier musulman qui aurait insulté un sous-officier noir en le traitant d’esclave. Ce qualificatif, encore couramment employé par les Soudanais musulmans pour dénigrer les populations noires, témoignait de la très lente disparition de l’esclavage dans la région. Celui-ci avait même connu un sursaut dans les années 1860 et 1870 avec les progrès de la navigation sur le Nil et avait été encore largement toléré par la tutelle britannique jusqu’au début du XXe siècle après la fin des guerres mahdistes. La mutinerie est rapidement matée mais elle débouche ensuite sur la première guerre civile soudanaise qui repose sur le même creuset : identité chrétienne, refus de l’esclavage et de la domination musulmane.
Ce conflit amplifie considérablement le référent biblique dans le mouvement d’émancipation nationale sud-soudanais. La décision du gouvernement soudanais d’arabiser les programmes scolaires et d’interdire progressivement les missions, définitivement expulsées en 1964, non seulement amplifie la christianisation mais fournit de nouvelles troupes à la résistance sud-soudanaise. Au début des années 1960, celle-ci se structure militairement et se dote d’organes de propagande comme le Voice of Southern Sudan publié depuis Londres avec le soutien des sociétés missionnaires.
En 1967 le Youth Organ Monthly Bulletin de la Sudan African National Union (SANU) publie une reprise des Lamentations où Israël est remplacé par le sud-Soudan et Babylone par les Arabes. Quant aux sud-Soudanais, ils sont ici assimilés à Israël, reprenant les ambivalences du peuple élu entre proximité de Dieu et lourdes responsabilités :
Our inheritance has been turned over to strangers,
Our home to foreigners.
We have become orphans, fatherless,
Our mothers are widows.
With our lives at gun point we are cruelly beaten with fire, we are weary, we are given no rest.
Arabs rule over us; there is none to deliver us from their hands. (…)
The crown has fallen from our head; woe to us, for we have sinned!
For this our heart has become sick; for these things our eyes have grown dim; for the South is devastated; Arabs roam over it.
But thou, O lord, dost reign for ever; thy crown endure to all generations.
Why dost thou forget us for ever; why don thou so long forsake us!
Restore us thyself, O’lord, that we may be restored5 !
Ce type de parallèles est de plus en plus fréquemment utilisé donnant au conflit l’allure d’une guerre de religions. Alors que les Arabes sont de plus en plus démonisés, les résistants sud-soudanais se présentent comme le nouvel Israël. Lorsque cesse la première guerre civile en 1972 le référent biblique est clairement enraciné. Pour les réfugiés soudanais, le retour au pays est présenté comme la fin de l’exil à Babylone.
Les accords signés à Addis Abbeba en 1972 prévoyaient une autonomie pour le sud-Soudan et la liberté religieuse. En dépit des velléités indépendantistes, les dirigeants de la SANU l’acceptèrent mais de multiples violations, la question pétrolière en arrière-plan et la volonté du gouvernement soudanais d’imposer la chariah contribuèrent à relancer le conflit en 1983 avec la création du Sudan People’s Liberation Movement/Army. En dépit des tendances marxisantes du SPLM dans les années 1980 lorsqu’il est soutenu par le régime de Mengitsu en Ethiopie, l’influence chrétienne ne décline pas dans les discours nationalistes sud-soudanais et reprend nettement le dessus au début des années 1990. De nouveaux thèmes bibliques sont mobilisés. Le Sud-Soudan est David face au Goliath du nord6, Karthoum est la nouvelle Babylone, John Garang désormais leader du mouvement national est un nouveau Moïse appelé à conduire son peuple en terre promise. Pour encourager les habitants du sud-Soudan à croire en la victoire finale, les prédicateurs reprennent le chapitre 18 du livre d’Isaïe où Kush – généralement considéré dans les différentes lectures de la Table des peuples comme l’ancêtre des Africains – est présenté comme un peuple redoutable et dont la survenue annonce l’arrivée du Messie. S’associer à Kush, c’est d’abord se construire une généalogie prestigieuse, en contrepoint des lignages des populations musulmanes du nord Soudan les rattachant au prophète Muhammad. C’est aussi se forger une identité martiale en s’associant guerriers suscitant la crainte que décrit par la Bible. C’est enfin se forger une destinée heureuse et libératrice au travers de la réinterprétation de la prophétie.
photographie de Carole Raddato, CC-BY-NC-ND
Les sud-Soudanais ne sont pas les premiers à se placer dans le lignage de Kush. Tudor Parfitt le relève dans de nombreux cas notamment chez Igbo au Nigéria ou les Zulu en Afrique du sud7. Par ailleurs si les prédicateurs du Soudan du sud cherchent à s’accaparer la figure de Kush au point d’envisager de donner ce nom à leur pays et d’inclure le personnage de Kush dans le projet d’hymne national, de nombreux autres cas contemporains d’association à Kush se retrouvent dans les écrits de prêtres et pasteurs congolais, kenyans, nigérians ou érythréens notamment pour annoncer le triomphe des Eglises africaines.
En 2005, après 22 ans de guerre civile un accord de paix est signé entre les belligérants prévoyant un gouvernement séparé pour le sud et le partage des revenus du pétrole pour une période transitoire de six ans avant un référendum d’autodétermination. Poussant le parallèle jusqu’au bout John Garang annonce laisser les rênes du pouvoir à son second Salva Kiir, comme Moïse avait été contraint de le faire au bénéfice de Josué8. Rapidement les tensions montent au Soudan du Sud, autrefois uni contre un ennemi commun mais traditionnellement divisé entre plusieurs groupes ethniques rivaux. Pour cela également les métaphores bibliques sont employées. Les partisans de la paix civile appellent les sud-Soudanais à ne pas de se diviser comme les descendants d’Israël ou rappellent les injonctions de Paul dans l’Epitre aux Galates à faire un dans Jésus en oubliant les identités clivantes. Les plus vindicatifs dénoncent leur ennemis en les comparant aux pharisiens ou encore à Hérode9, preuve que dans toutes les situations, le référent biblique reste majeur dans l’imaginaire national sud-soudanais.
1. Christopher Tounsel, Chosen Peoples. Christianity and Political Imagination in South Sudan, Durham, Duke University Press, 2021.
2. La revendication au statut de peuple élu de Dieu n’est pas un fait unique. De nombreux peuples s’en sont réclamés au cours des siècles pour défendre leur destinée manifeste. Sur ce sujet voir par exemple : Donald H. Akenson, God’s People. Covenant and Land in South Africa, Israel and Ulster, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1992 ; William R. Hutchinson et Harmut Lehman (éds), Many are Chosen. Divine Election and Western Nationalism, Minneapolis, Fortress Press, 1994 ; Anthony D. Smith, Chosen Peoples. Sacred Sources of National Identity, Oxford, Oxford University Press, 2003.
3. Les guerres mahdistes désignent le conflit opposant les forces égyptiennes puis anglo-égyptiennes aux forces rassemblées par Muhammad Ahmad qui s’était proclamé mahdi (envoyé de Dieu) entre 1881 et 1899.
4. Christopher Tounsel, Chosen Peoples… op. cit., p. 25.
5. P. K. Mabuong, “Southern Leaders Remember the South.” SANU Youth Organ Monthly Bulletin, no. 2 (November 1967): 16–17, cite par C. Tounsel, Chosen Peoples… op. cit., p. 67.
6. C. Tounsel, Chosen Peoples… op. cit., p. 88.
7. Tudor Parfitt, Black Jews in Africa and the Americas, Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 2013.
8. C. Tounsel, Chosen Peoples… op. cit., p. 111.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Vincent Vilmain (2 février 2023). Kush, peuple élu de Dieu ? Les guerres civiles soudanaises au prisme de l’imaginaire religieux. ReLRace - Religions, lignages et « race ». Consulté le 3 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tl8w
