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Les Allemands, peuple élu de Dieu : Une théologie du “Troisième Reich”

La notion d’élection est présente dans de nombreuses religions, et dans de nombreux cas, elle est même à l’origine de leur légitimité ; les religions abrahamiques en sont des exemples classiques. Bien que ces religions fassent preuve d’une certaine tolérance envers les autres religions voire soient en mesure d’entamer un dialogue interreligieux, le “salut” n’est possible qu’au sein de la « vraie » religion[1]. Cependant, il est possible d’embrasser ces religions par la conversion ce qui passe par exemple dans le christianisme par le baptême, par lequel on devient membre de la communauté chrétienne. Selon la doctrine chrétienne, l’homme fait ainsi l’expérience de la grâce divine et de la rédemption, et surmonte ainsi la mort. En conséquence, c’est à l’individu – ou aux parents dans le cas des enfants – de décider s’il souhaite faire partie de cette communauté et donc, dans la conception théologique, de cette communauté élue. La rédemption reste exclusive. Il n’est en effet pas possible d’accepter une autre idée de rédemption comme “vraie” car s’il existait d’autres accès à la rédemption cela saperait automatiquement l’universalité prétendue de la religion en question. Cependant, si un individu doute de l’efficacité de l’offre religieuse de rédemption de sa confession, il peut en changer dans l’espoir d’obtenir la rédemption dans un autre cadre.

En revanche, il existe des conceptions théologiques selon lesquelles ce sont des caractéristiques ou des appartenances prétendument innées qui déterminent si le salut est possible. Certains concepts de la gnose antique en sont un exemple. Seule une partie des hommes, les “pneumaticiens”, recevait la rédemption divine, car ils étaient les seuls à posséder la “semence de connaissance” donnée par Dieu. Et cette semence, on la possédait ou non à la naissance, de sorte que cet état inné et non modifiable décidait de sa propre rédemption[2]

Du point de vue des idéologues chrétiens nazis, c’est l’appartenance à une prétendue race qui détermine si l’individu a accès à la rédemption divine. Étant donné que, selon leur idéologie raciale, les caractéristiques des races sont immuables, cela a des conséquences directes sur l’accès à la rédemption. Pour le Kirchenbewegung Deutsche Christen (KDC), un des mouvements protestants les plus influents en Allemagne à l’époque du national-socialisme, seuls les membres de la race “aryenne” imaginée avaient accès au salut chrétien. Cela excluait en premier lieu les personnes considérées comme “juives”, “demi-juives” ou “quart de juif” selon les lois raciales de Nuremberg de 1935. Dans la perspective théologique de la KDC, ces personnes n’avaient aucune possibilité de bénéficier du salut chrétien. Si, par exemple, une personne se convertissait du judaïsme au christianisme ou si cette personne était née de parents chrétiens et avait été baptisée et socialisée en conséquence, mais que l’un de ses ancêtres avait professé le judaïsme, la rédemption divine n’était pas possible pour cette personne. L’appartenance à une certaine race, en l’occurrence supposée la “race juive”, était ici interprétée comme un critère d’exclusion rendant impossible l’accès à la rédemption[3].

Les KDC – on pourrait citer d’autres groupes populaires chrétiens qui défendaient des concepts d’exclusion similaires – ne créaient cependant pas seulement, avec leur théologie, un accès exclusif au salut chrétien lié à l’appartenance raciale. En même temps, les représentants du KDC interprétaient le christianisme comme une religion dans laquelle le peuple allemand était le peuple élu de Dieu. Tout au long de l’histoire des religions, les idées d’élection de certains peuples sont apparues, mais elles n’étaient pas fondées sur la « race »[4].  En revanche, les hypothèses concernant le peuple allemand comme peuple élu de Dieu, telles qu’elles sont apparues dans le protestantisme germanophone dans la seconde moitié du XIXe siècle[5], reposaient sur l’idée que le peuple allemand était un groupe racialement fermé[6].  Dans l’esprit de ces protagonistes, les Juifs ne pouvaient pas être des Allemands, puisqu’ils étaient considérés comme une race à part entière.

Le KDC n’était pas un groupe dissident sans influence au sein du protestantisme allemand. En 1933, cette organisation interne à l’Église prend le contrôle de plusieurs Églises régionales allemandes et met en pratique ses principes d’une “Église populaire” raciale[7].  L’idée qu’en tant qu’Allemand, on appartenait au peuple élu de Dieu impliquait également que les Allemands devaient remplir une mission particulière de Dieu. L'”Allemand” était consciemment interprété comme un concept racial global, dans lequel l’individu n’était pas considéré comme un individu existant, mais seulement comme une composante de la “communauté de sang”. Et cette “communauté de sang” façonnait le comportement de l’individu :

“Nous savons aujourd’hui que l’homme est déterminé par le sang et par l’espèce qui est issue du sang. Nous connaissons la diversité de la race, le pouvoir marquant de l’histoire. Nous savons que le sang et le destin donnent naissance à l’homme ethnique, celui qui existe depuis toujours. L’homme en soi n’existe pas et n’a jamais existé. L’homme est toujours déterminé de manière völkisch”[8].

Cette appréciation est celle de Walter Grundmann (1906-1976), professeur de théologie völkisch (sic) et de Nouveau Testament ainsi que directeur scientifique de l’institut antisémite Entjudungsinstitut (Déjudaïsation) fondé en 1939 par plusieurs églises protestantes régionales pour étudier et éliminer l’influence juive sur la vie ecclésiastique allemande[9]. Grundmann poursuit en expliquant que la prétendue histoire glorieuse des Allemands est un don de Dieu. Il en résulte que chaque Allemand est tenu de servir son peuple, ce qui est à son tour une sorte de service divin. Inversement, un homme pêche lorsqu’il met en péril l’ordre racial divin – le peuple basé sur le principe de la race –[10], que ce soit en se rebellant contre l’État national-socialiste et/ou en entretenant des relations personnelles avec des Juifs, des Slaves, etc.

Pour l’Entjudungsinstitut, le judaïsme aurait falsifié l’enseignement original de Jésus – qui, pour eux, n’était de toute évidence pas juif. Ainsi, l’objectif de l’institut était de “déjudaïser” l’enseignement chrétien et de créer un christianisme entièrement “sans juif” pour le peuple allemand[11].  En conséquence, le récit de l’Ancien Testament sur le peuple juif en tant que peuple élu de Dieu devait être supprimé et remplacé par une “histoire de Dieu avec les Allemands et des Allemands avec Dieu, c’est-à-dire une vision et une conception de l’histoire allemande comme histoire de Dieu”[12].  Puisque non seulement les Allemands étaient considérés comme le peuple élu de Dieu, mais qu’en plus Adolf Hitler et le national-socialisme étaient considérés comme “l’instrument de Dieu”[13], la mission de Dieu pour chaque Allemand était de se déclarer en faveur du national-socialisme, selon Grundmann[14].

Hans Erich Eisenhuth (1903-1983) explique les conséquences directes qu’une telle théologie devait avoir du point de vue du KDC. Dans le même numéro de la revue de l’Institut de déjudaïsation, d’où proviennent les déclarations de Grundmann citées plus haut, le professeur de théologie s’exprimait sur la position des soi-disant “judéo-chrétiens”, convertis au christianisme, mais qui, selon les lois raciales de Nuremberg, restaient considérées comme “juifs”, “demi-juifs” ou “quart de juifs”. Eisenhuth explique tout d’abord que seule la destruction complète du judaïsme “permettrait à l’homme allemand de revenir à sa propre nature, créée par Dieu pour lui”[15]. Au moment où il s’exprime Eisenhuth n’entend pas mener la lutte contre la “juiverie mondiale” uniquement sur un plan idéologique. La guerre mondiale fait rage depuis deux ans et l’extermination des Juifs européens est déjà en cours. Selon la doctrine protestante des deux royaumes de Martin Luther (1483-1546), les autorités séculières étaient considérées comme agissant au nom de la souveraineté divine, raison pour laquelle leurs mesures devaient être suivies. Selon Eisenhuth, l’extermination des juifs par les nationaux-socialistes était donc parfaitement légitime et Hitler s’inscrit ainsi dans la droite ligne de Jésus et de Luther, qui tous deux avaient déjà combattu le judaïsme de leur vivant. Le génocide, du point de vue de la KDC, illustrait une fois de plus la mission divine confiée aux Allemands et donc leur position d’élus[16].

Comme le KDC considérait la “race” comme un ordre divin et l’extermination des juifs comme une mission divine, il fallait clarifier dans la foulée comment traiter les “judéo-chrétiens”. Eisenhuth rappelle que l’appartenance raciale est immuable et que le baptême chrétien ne pouvait donc pas modifier les caractéristiques raciales d’un individu : “Celui qui est né allemand a le droit d’appartenir à l’Église chrétienne allemande s’il partage la même foi que celle-ci. Mais ce droit n’est pas accordé à tous ceux qui ont été baptisés. Même après le baptême, un homme son ethnicité que lui confère sa naissance”[17].  En conséquence : “Pour l’Église allemande, formée par les membres du peuple allemand, les judéo-chrétiens, en tant que membres du peuple juif, font partie des ennemis du Reich et doivent donc être exclus de la communauté cultuelle du peuple”[18].  De plus, les pasteurs ne pouvaient plus accomplir d’actes officiels tels que baptêmes, mariages ou enterrements pour les “judéo-chrétiens” et les Eglises ne pouvaient plus accepter d’impôt ecclésiastique de leur part. Alors que le KDC accordait bien entendu une assistance spirituelle aux prisonniers de guerre, il refusait expressément de le faire pour les “judéo-chrétiens”. Il s’agissait de défendre la création divine du “Volkstums” contre les Juifs, considérés comme les destructeurs de cet “ordre racial” divin[19].

Par conséquent, les KDC rejetaient totalement l’Ancien Testament en tant que “livre d’histoires juives”. En même temps, dans leur interprétation, le message principal du Nouveau Testament n’était pas l’idée de rédemption, mais la lutte raciale contre les Juifs[20].  L’idée que Jésus n’était pas juif, mais peut-être un “aryen”, était déjà largement répandue avant l’époque du “Troisième Reich” et était désormais présentée par le KDC comme une vérité historique[21]. Ce faisant, le KDC niait totalement l’affirmation de l’Ancien Testament selon laquelle les Juifs étaient le peuple élu de Dieu. Jésus était considéré comme le combattant “aryen” contre le judaïsme et Luther comme celui qui, grâce à son enseignement théologique, avait rapproché à nouveau les Allemands du véritable message de Jésus. Il ne restait plus qu’à éliminer les dernières “influences juives” de la tradition néo-testamentaire ainsi que de la théologie protestante. Selon la conception de la KDC, seuls les Allemands pouvaient accomplir la tâche divine de rendre à nouveau visible le véritable message de Jésus. Dans un premier temps, Dieu avait déjà apporté Luther aux Allemands et il s’agissait désormais d’achever, sous le “Führer envoyé par Dieu” Adolf Hitler, la “lutte raciale” contre le judaïsme déjà entamée par Jésus.

Jour de Luther à Berlin (1933) célébré par les Eglises chrétiennes allemandes

Dans la perspective du KDC, la position des Allemands en tant que peuple élu de Dieu se manifestait par “l’obligation la plus sacrée” de restaurer et de défendre la “création de Dieu”, c’est-à-dire l’ordre racial. Pour ce faire, il fallait détruire complètement le judaïsme. Quant aux « adversaires politiques » qui, en Allemagne ou ailleurs en Europe niant la création de Dieu et s’opposant à la volonté national-socialiste, ils devaient être contraints par la force à reconnaître les droits divins à la vie des États raciaux[22].


[1] Pour faciliter la compréhension, des termes issus de la théologie chrétienne sont utilisés ci-après. L’exemple cité étant issu d’Europe centrale, une telle simplification contextuelle est légitime, puisqu’il s’agit de mettre en évidence les modes de fonctionnement des mécanismes argumentatifs.

[2] Johann Hafner, Selbstdefinition des Christentums. Ein systemtheoretischer Zugang zur frühchristlichen Ausgrenzung der Gnosis, Freiburg/Br., Herder, 2003, p. 274-280, 519.

[3] Sur ce sujet, voir notamment : Dirk Schuster, « Exclusive Space as a Criterion for Salvation in German Protestantism during the Third Reich » in Aue-Ben-David, Irene, Christian Wiese (dir.), Jews and Protestants from the Reformation to the Present, Berlin/Boston: De Gruyter, 2020, p. 189-201; Dirk Schuster, « Exclusive Border Crossing – Considerations on Exclusive, Inner-Religious Demarcations », Interdisciplinary Journal for Religion and Transformation in Contemporary Society, Vol. 5, 2019, p. 467-490.

[4] Klaus Schreiner, « Messianismus. Bedeutungs- und Funktionswandel eines heilsgeschichtlichen Denk- und Handlungsmusters », in Klaus Hildebrand (dir.), Zwischen Religion und Politik. Studien zur Entstehung, Existenz und Wirkung des Totalitarismus, München, Oldenbourg, 2003, p. 1-44, ici p. 20-23.

[5] Hartmut Lehmann, « The Germans as the Chosen People. Old Testament Themes in German Nationalism », German Studies Review, Vol. 14, No. 2, 1991, p. 261-273.

[6] Doris L. Bergen, Twisted Cross. The German Christian Church Movement in the Third Reich, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996, p. 7.

[7] Voir Dirk Schuster, Die Lehre vom »arischen« Christentum. Das wissenschaftliche Selbstverständnis im Eisenacher Entjudungsinstitut, Göttingen, V&R unipress, 2017, p. 45-69.

[8] Walter Grundmann, « Geschichte Gottes mit den Deutschen und der Deutsche mit Gott », Verbandsmitteilungen, Vol. 5/6, 1941, p. 114-120, ici p. 116.

[9] Grundmann était considéré comme le chef intellectuel du KDC et devait plus tard, en RDA, marquer des générations d’étudiants en théologie par ses publications qui restaient antisémites. Schuster, Die Lehre… op. cit., p. 259-264.

[10] Grundmann, « Geschichte Gottes », op. cit., p. 117.

[11] Voir Susannah Heschel, The Aryan Jesus. Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton, University Press, 2008.

[12] Grundmann, « Geschichte Gottes », p. 118.

[13] Dirk Schuster, « ›Führer von Gottes Gnaden‹ – Das deutsch-christliche Verständnis vom Erlöser Adolf Hitler », Zeitschrift für Religions- und Geistesgeschichte, Vol. 68, No. 3, 2016, p. 277–285.

[14] Grundmann, « Geschichte Gottes », op. cit., p. 119.

[15] Hans Erich Eisenhuth, « Zur Frage der Beteiligung der Judenchristen am christlichen Gottesdienst », Verbandsmitteilungen, Vol. 5/6, 1941, p. 125-127, ici p. 125.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 126.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 127.

[20] Bergen, Twisted Cross…, op.cit., p. 158.

[21] Heschel, The Aryan Jesus…, op. cit., p. 32-63.

[22] Eisenhuth, « Zur Frage », op. cit., p. 127.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Dirk Schuster (25 mars 2025). Les Allemands, peuple élu de Dieu : Une théologie du “Troisième Reich” ReLRace - Religions, lignages et « race ». Consulté le 12 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13kg1


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