La Christian Identity : religion, odyssées spatiales et suprémacisme blanc aux Etats-Unis (II).

Des préoccupations généalogiques partagées

Les sermons de Swift témoignent d’une tendance à réinterpréter des passages de la Genèse en leur prêtant une connotation raciste. Ses idées sont structurées par une conviction : il existerait une dissemblance fondamentale entre les différents groupes ethniques, donnant lieu à une cosmogonie spécifique. Pour Swift, les différentes couleurs de peau seraient le signe d’origines planétaires distinctes ; les Asiatiques seraient la seule population à être véritablement originaire de la Terre. A l’inverse, les Noirs seraient arrivés sur notre planète de manière contrainte : leurs ancêtres lointains auraient participé à la rébellion dans les cieux qu’aurait fomentée l’archange Lucifer. La Terre s’apparenterait donc à une prison ou à un lieu de refuge pour ces êtres venus de la Voie Lactée, à partir duquel ils pourraient poursuivre leur soulèvement contre la toute-puissance divine. Dans ce schéma, les Noirs deviennent donc des anges déchus, sinon des démons[1].        
Pour leur part, les Blancs seraient également des étrangers sur la Terre, à ceci près qu’ils y œuvreraient en tant que serviteurs de Dieu : ils seraient chargés de lutter contre les forces du mal représentées par les Noirs, livrant une guerre spirituelle qui remonterait à l’aube des temps[2].            

La doctrine de Swift s’apparente à un polygénisme : les différents segments de l’humanité seraient apparus en des lieux distincts, excluant la thèse d’une origine commune. Toutefois, contrairement à des auteurs polygénistes de l’époque moderne, Swift considère que le genre humain serait apparu sur des planètes distinctes, et non à différents emplacements de l’espace terrestre[3]. Ces affirmations prennent surtout le contrepied de modèles scientifiques qui émergent à partir du XIXème siècle, évoquant une racine africaine commune à toutes les ethnies[4].            
Il est également probable que la pensée de Swift reflète des thèmes culturels qui ne sont pas passés à la postérité. Ainsi, ses prêches sont prononcés à l’époque où l’auteur polo-américain George Adamski (1891-1965) jouit d’une popularité importante. En 1952, ce Californien raconte avoir croisé la route d’extraterrestres au physique résolument nordique, décrits comme ayant les cheveux blonds et les yeux bleus. Il est probable que la thèse d’une origine extraterrestre des Blancs ait atteint Swift par ce biais[5].     

Les pages de la Bible porteraient la trace de ce drame cosmique lorsqu’elles évoquent l’expulsion hors du jardin d’Eden. Swift identifie les Noirs à la « semence du serpent » (Serpent Seed) évoquée en Genèse 3 :15, où cette expression désigne l’inimitié qui opposerait les descendants d’Eve à ceux du serpent. A l’image des Mormons, Wesley A. Swift relie la chute supposée des Noirs au personnage de Caïn, censé avoir été puni par Dieu en tant que premier meurtrier. Sa compréhension de la Genèse tend à articuler des chapitres différents, estimant qu’ils raconteraient la même histoire sous des formes distinctes : seul le récit de cette odyssée spatiale dévoilerait le sens véritable des Écritures[6].
Il est à noter que la Bible évoque bien l’existence d’une lignée caïnite, censée avoir vécu sur Terre parallèlement aux autres descendants d’Adam dans les siècles précédant le Déluge. Le texte de la Genèse insiste pour différencier ces deux lignages, prêtant à la famille de Caïn un certain nombre de caractéristiques qui lui seraient propres : ils manifesteraient une propension à inventer des outils, mais aussi une appétence à la violence[7].       
Auparavant dans le texte, un autre verset évoque l’existence d’une « marque » imprécise que Dieu aurait apposée à Caïn, visant à le prémunir de la vengeance des hommes. Bien que ce signe ne soit pas clairement présenté comme une malédiction, il présente la particularité d’être immédiatement accolé à la liste des descendants de Caïn, pouvant laisser penser au lecteur de la Bible que le comportement néfaste de ses descendants serait la résultante de l’assassinat de Abel[8].            
En accord avec les idées qui sont les siennes, Swift s’empare de ces thèmes bibliques en les relisant dans une perspective raciste contemporaine. L’origine supposément extraterrestre des Noirs s’accompagnerait d’une « marque psychologique » héréditaire, censée les distinguer des Blancs. Bien que Swift demeure évasif sur les implications de cet atavisme, le propos fait écho à la nature diabolique qu’il prête aux Noirs dans d’autres prêches, rappelant nommément la question de la lignée caïnite :

« The mark God puts on people such as Cain and others is a psychological mark. (…) And I am glad that I can discern that they are not my brothers, thus they are not my fathers sons. When God says : Go back and ask your fathers, your grandfathers, and your mothers and grandmothers, what is he telling you to do but to go back and check your background, your race and your culture, and be proud of it. »[9]

En étant accepté comme une vérité par l’auditeur, ce contenu entraîne une perception angoissante du concitoyen noir croisé dans l’Amérique contemporaine : tout porte à croire qu’il serait un affidé du diable, perçu comme un adversaire sur l’immense champ de bataille que constituerait la Terre. Cette situation inciterait sans doute à soumettre les Noirs, voire à les éradiquer.        
Au début des années 1960, Wesley A. Swift feint pourtant de privilégier d’autres méthodes.  Il incite à prêcher le christianisme aux Noirs afin de contribuer à leur salut et d’atténuer les effets de leur déchéance. A l’heure de la conquête spatiale et de la contestation de la ségrégation aux Etats-Unis, ses déclarations en chaire ont tout d’une profession de foi conservatrice, évoquant une séparation des races dont on ne sait pas très bien si elle a vocation à se dérouler en Amérique ou dans les étoiles :

« Do not worry about these other races. You teach them to worship the right God and you set them free… (…) There are a lot of people who are going to leave this earth and go back to where they came from. »[10]

Dans un autre registre, le père de la Christian Identity développe un intérêt particulier pour le thème de la descendance de Noé. Il s’agirait pour lui d’un deuxième instant fort dans l’histoire raciale de la planète Terre. Conformément ses habitudes, il relit la Bible de manière bien libre : Noé aurait été Blanc, voyant son arche se poser sur les hauteurs de l’Asie centrale. Cependant, Swift considère que le déluge n’aurait pas été un événement universel, restant seulement limité au Bassin de Tarim. Il n’est pas anodin que cette même région soit également celle qu’Helena Blavatsky présentait comme le berceau des Aryens, rendant probable une influence théosophique dans l’œuvre de Swift. En accord avec la Bible, il présente les trois fils de Noé comme les ancêtres du genre humain : Cham aurait vu sa descendance s’avilir en se mêlant aux populations noires vivant hors du Bassin de Tarim, tandis que Japhet aurait connu un destin similaire en se rapprochant des Asiatiques. Seul Shem aurait préservé intact son lignage : il remplirait ainsi le rôle d’ancêtre des Blancs, et non celui des Sémites que la tradition lui attribue[11].

Ce faisant, les Hébreux des temps bibliques sont présentés comme ayant été identiques à des Européens sur le plan racial ; cette thèse rappelle sensiblement les opinions exprimées par Chamberlain et Rosenberg sur l’origine du Christ. La narration soulève pourtant une question d’importance : si Shem n’est pas l’ancêtre des Sémites, quelle est alors l’origine de cette population ? Les Juifs contemporains sont dépréciés de manière spécifique dans la mesure où ils seraient des contrefacteurs de l’élection divine, ne pouvant y prétendre en raison de leurs origines : la Christian Identity les accuse d’être les descendants de diverses populations de couleur, devenant ainsi des métis qui n’auraient à peu près aucun rapport avec les « Israélites blancs » de l’Antiquité. A l’inverse, les Euro-Américains seraient habilités à réclamer l’élection divine en raison de leur lignage blanc supposément intact[12].

La figure du métis remplit un rôle qui est toujours négatif dans les théories de Swift. A titre d’exemple, il ne reconnaît pas le statut de personnes blanches aux Italiens et aux Espagnols dont l’apparence s’éloignerait trop sensiblement de celle des peuples anglo-germaniques : bien que cette l’idée ne soit pas développée, il est probable que les Méditerranéens soient envisagés comme les descendants de Blancs et de Noirs, devenant une population à laquelle la Christian Identity refuse le statut de membres du peuple élu[13].  

Le morcellement d’un discours

Wesley A. Swift meurt en 1970, à l’âge de 57 ans. Ses thèses sont ensuite développées par son successeur officiel William Potter Gale (1916-1988), proche de l’extrême-droite américaine[14]. Toutefois, c’est par le biais de groupes dissidents que la Christian Identity va connaître une diffusion plus importante. Dans les années 1970, l’ingénieur aéronautique Richard Butler (1918-2004) fonde les Aryan Nations ; issu du presbytérianisme, il amorce un rapprochement avec le milieu néo-nazi américain, considérant Hitler comme un personnage providentiel[15].           
Cette fragmentation permet de comprendre que les croyances de la Christian Identity résultent de la pensée d’une poignée de théoriciens : issus de tendances variées du christianisme, ils se regroupent en raison de leurs opinions radicales, pensant que la coexistence de différentes ethnies serait néfaste en plus d’être impossible.

A la fin des années 1980, les différentes Église de la Christian Identity restent présentes sur la côte ouest des Etats-Unis, amorçant un léger déplacement vers la région des Montagnes Rocheuses. A titre d’exemple, le siège des Aryan Nations de Butler est alors installé dans l’Idaho rural[16].           
L’attrait pour cette zone isolée peut s’expliquer par des motifs géographiques autant que démographiques : en 2024, l’Idaho compte une population qui est composée de Blancs non-hispaniques à 80% ; moins de 1% des résidents de l’État sont des Noirs Américains. Du point de vue de la Christian Identity, une telle situation serait avantageuse afin de contribuer à fondation d’un ethno-État[17].

   

Certains des groupes issus de l’organisation de Swift cultivent un intérêt pour le survivalisme, estimant que l’État central américain serait contrôlé par les Juifs et que l’Apocalypse serait imminente ; l’idée de soubresauts politiques majeurs ne leur semble donc rien avoir d’improbable. A la fin du XXème siècle, cet assemblage idéologique est particulièrement visible dans le mouvement de Richard Butler, attendant un signe providentiel pour façonner un territoire qui répondrait à ces attentes idéologiques[18].

Selon des estimations récentes, les différentes entités qui composent la Christian Identity auraient perdu près de 45% de leurs effectifs entre 2017 et 2019. Le Southern Poverty Law Center est parvenu à cette conclusion en observant l’évolution des sections locales, considérant que les adhérents avanceraient en âge et que les ministres de la Christian Identity peineraient à attirer de nouveaux convertis[19].    
Néanmoins, le politologue Stéphane François tempère l’idée d’un déclin. Il met en garde contre l’aspect nébuleux et clandestin de la cause, censée favoriser des configurations qui pourraient échapper aux observateurs : « Le nombre de groupes diminue à compter de 2016, mais ils ne sont pas tous recensés, ou repérés. »[20]   
La mort annoncée de la Christian Identity est au moins contredite par certaines activités en ligne. Contrairement au modèle hérité du XXème siècle qui nécessitait de se retrouver dans des églises et des salles de réunion, ses membres peuvent maintenant tirer parti des supports numériques et des réseaux sociaux. Ce nouveau mode de communication présente différents avantages, favorisant l’anonymat des activistes tout en atteignant un public plus jeune[21].  

    En conclusion, il ressort de notre analyse que la Christian Identity s’est distinguée de l’anglo-israélisme classique par glissements successifs. Elle a évolué vers une dépréciation violente des Juifs, perçus comme les usurpateurs d’une élection qui reviendrait seulement aux Blancs d’Europe du Nord.    
Son corpus de croyances exprime une crainte permanente du mélange des populations, considérant que le métissage des Blancs compromettrait la mission spirituelle qui leur serait assignée sur Terre. Le mouvement s’éloigne d’une lecture littérale de l’Ancien Testament, préférant l’interpréter au travers des discours scientifiques hérités du XIXème siècle ainsi qu’en recourant à des thèmes proches de la science-fiction, évoquant notamment des voyages interstellaires qui se seraient produits dans un lointain passé.

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[1] Ana Bochicchio, « Justification by Race : Wesley Swift’s White Supremacy and Anti-Semitic Theological Views in His Christian Identity Sermons », Journal of Hate Studies, vol. 17, n°1 (2021), p. 41.

[2] Ibid.  

[3] Voir Maria Susana Seguin, « Déluge et déluges : de la pluralité des mondes au polygénisme », Dix-Septième Siècle, 2003/4, n°221, p. 685-694 (consulté le 29 avril 2024 : https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2003-4-page-685.htm).

[4] Voir Saioa Lopez, Lucy van Dorp, Garrett Hellenthal, « Human Dispersal Out of Africa : A Lasting Debate », Evol Bioinform Online, vol. 11, supplément 2, 2015 (consulté le 9 septembre 2024 : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4844272/).

[5] Jerome Clark, Extraordinary Encounters : An Encyclopedia of Extraterrestrials and Otherwordly Beings, Santa Barbara, ABC-Clio, 2000, p. 8-10.

[6] Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun : Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York et Londres, New York University Press, 2002, p. 240 ; Voir Vincent Vilmain, « Caïn, ancêtre des populations noires », ReLRace – Religions, lignages et « race », 8 novembre 2023 (consulté le 29 avril 2024 : https://relrace.hypotheses.org/8771).

[7] Voir Genèse, 4 :17-24

[8] Genèse, 4 :15.

[9] Wesley A. Swift, « The Distinction Between Sons And Servants », discours du 13 juin 1965, p. 5 (consulté le 20 septembre 2024 : https://docarchive.christogenea.org/Publications/Swift3/The%20Distinction%20Between%20Sons%20&%20Servants.pdf)

[10] Wesley A. Swift, « The mystery of the corridor of life », discours du 10 septembre 1962, cité in Ana Bochicchio, op. cit., p. 41.

[11] Nicholas Goodrick-Clarke, op. cit., p. 41-42.

[12] Ana Bochicchio, ibid., p. 44.

[13] Wesley A. Swift, « The message to the nation, church and throne », prêche du 9 septembre 1962, cité in Ana Bochicchio, op. cit., p. 40.

[14] Michael Barkun, op. cit., p. 66-68.

[15] Nicholas Goodricke-Clarke, op. cit., p. 241.

[16] Michael Barkun, op. cit., p. 70 ; Nicholas Goodrick-Clarke, op. cit., p. 232.

[17] « Idaho », Data USA (consulté le 9 septembre 2024 : https://datausa.io/profile/geo/idaho/#:~:text=The%205%20largest%20ethnic%20groups,as%20their%20primary%20shared%20language).

[18] Michael Barkun, op. cit., p. 213-217 ; Nicholas Goodrick-Clarke, op. cit., p. 244-245.

[19] « Christian Identity », Southern Poverty Law Center (consulté le 17 avril 2024 : https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity).

[20] Stéphane François, op. cit.

[21] Eliza Marks, « The Revitalisation of Christian Identity Content on Youtube, Twitter and TikTok », Global Network on Extremism & Technology, mis en ligne le 10 mai 2023 (consulté le 9 septembre 2024 : https://gnet-research.org/2023/05/10/the-revitalisation-of-christian-identity-content-on-youtube-twitter-and-tiktok/).

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